Le paradoxe alimentaire de l’Afrique

21 Juin 2023

Nous sommes fiers de publier ici un article écrit par notre président Edward Mukiibi pour le site web international African Arguments, qui couvre toutes sortes de sujets, y compris la politique, les questions sociales, l’économie, le développement, le genre, l’environnement et la culture. Le site existe en sept langues et couvre toutes les régions d’Afrique. L’article traite du paradoxe alimentaire de l’Afrique, qui se situe entre la restauration rapide, les systèmes agricoles industriels et les alternatives agroécologiques durables, pour conclure que c’est l’hémisphère Nord – et non l’Afrique – qui a pris du retard.

Imaginons un pays marqué par des inégalités profondes qui conditionneraient toute la vie des individus, jusqu’à leur alimentation. Une partie de la société aurait facilement accès à des aliments frais et locaux, variés, nourrissants et produits sans pesticides. L’autre moitié s’approvisionnerait massivement en aliments ultra-transformés produits à grande échelle à des centaines de millions de kilomètres.

Pour beaucoup de personnes dans le monde, ce schéma caricatural est très familier. Et pourtant, selon leur localisation, la situation des pays et les dynamiques imaginées peuvent être complètement différentes.

En lisant ceci, un lecteur occidental penserait probablement à une tranche pauvre de la société dépendante d’aliments peu coûteux et de mauvaise qualité et leur souhaiterait de pouvoir consommer et s’offrir des produits biologiques au même titre que leurs compatriotes de classe moyenne. Un lecteur africain aurait sûrement une tout autre vision : celle de communautés pauvres se nourrissant de légumes produits localement à bas coût et rêvant de goûter des produits d’importation transformés, associés à un statut social élevé.

Cette différence de vision illustre le paradoxe du système alimentaire mondial et son impact sur l’Afrique. Sur l’ensemble du continent, de nombreuses communautés se nourrissent principalement de fruits et légumes qui poussent sur place, coûtent peu cher et sont produits avec des méthodes agroécologiques sans intrants chimiques. C’est non seulement le type d’alimentation que les classes moyennes occidentales recherchent, en étant prêtes à y mettre le prix, mais également la solution jugée nécessaire par le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour lutter contre le changement climatique, comme le préconise son Sixième rapport d’évaluation de 2022 :

« Pour répondre aux besoins croissants de la population humaine en termes de denrées alimentaires et de fibres, nous devons transformer les systèmes de gestion de la production et reconnaître que nous dépendons d’écosystèmes sains, locaux et plus durables, y compris en nous appuyant davantage sur des méthodes de culture agroécologiques. »

Et pourtant, malgré tout cela, l’Afrique est fortement encouragée à adopter un modèle de production occidental orienté sur l’agriculture industrielle de masse, l’utilisation d’intrants à base de carburants fossiles et la consommation d’aliments ultra-transformés. Dans les agglomérations du continent, les centres commerciaux comptent de plus en plus d’enseignes de restauration rapide conçues pour attirer les classes moyennes. Les étagères des supermarchés sont remplies de produits à base de blé, volailles et sucreries venus d’Europe, des États-Unis ou de Chine. Des acteurs externes, gouvernements étrangers, ONG ou multinationales agroindustrielles continuent de promouvoir l’approche occidentale de l’agriculture comme la seule solution viable.

Les conséquences potentiellement désastreuses de ce modèle sont flagrantes aux États-Unis. Dans le plus riche pays du monde, 42 % des adultes sont obèses et 10,5 % sont en situation de précarité alimentaire. 19 millions de personnes, soit plus de 6 % de la population, vivent dans ce qu’on appelle un « désert alimentaire » dans lequel l’accès aux commerces alimentaires est très limité. Ils sont encore plus nombreux à vivre dans des « marais alimentaires » dominés par la malbouffe et les sodas.

La santé et la nutrition de la population ne sont pas les seuls problèmes. L’agriculture aux États-Unis est responsable de 11 % des émissions de gaz à effet de serre, sans mentionner la dégradation de l’environnement. Sans compter que l’intégralité de la chaîne alimentaire, des semences aux supermarchés, est dominée par une poignée de géants industriels.

En 2021, des chercheurs de la Rockefeller Foundation ont essayé de calculer les coûts du système alimentaire aux États-Unis. Ils sont partis du chiffre de 1 100 milliards de dollars/an, soit le montant des dépenses alimentaires des consommateurs en 2019 incluant le coût de la production, la distribution et la vente en gros. Ils ont ensuite ajouté différents coûts invisibles : les frais de santé des millions de personnes touchées par des maladies liées à leur régime alimentaire, l’impact de l’agriculture industrielle sur la pollution et la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre. En incluant ces coûts, ils ont multiplié par trois le chiffre de base, arrivant ainsi à une estimation du « véritable coût de l’alimentation aux États-Unis » à 3 200 milliards de dollars/an, dont une grande partie provient non de l’alimentation elle-même, mais des effets secondaires destructeurs du système.

Il faut ajouter que l’impact de ces coûts touche davantage les personnes pauvres et de couleur. Ces groupes sont plus susceptibles de souffrir de maladies liées à leur alimentation, d’être négativement impactés par la dégradation de l’environnement et de travailler dans des emplois de production alimentaires à faible salaire. Pour certains militants, le terme « apartheid alimentaire » serait plus adapté à situation aux États-Unis que celui de « déserts alimentaires ».

Malgré les problèmes associés à ce modèle, des dynamiques similaires émergent de plus en plus en Afrique, généralement au niveau des classes moyennes attirées par le style de vie occidental. En Afrique du Sud, par exemple, plus de 28 % des adultes sont désormais obèses, et les dépenses de santé découlant de maladies liées à l’alimentation représentant environ 15 % du budget total. En Afrique du Nord, la situation est tout aussi grave, voire pire. Partout ailleurs sur le continent, la prévalence croissante des aliments transformés donne lieu à des schémas similaires dans les villes et agglomérations.

Pendant ce temps, les gouvernements africains se sont engagés dans une course effrénée pour « moderniser » leur système agricole afin de reproduire ces résultats. Cela se traduit par une industrialisation accrue, la monoculture et l’utilisation intensive d’engrais chimiques et de pesticides.

Les Africains ont longtemps été critiqués pour leurs méthodes agricoles rétrogrades qu’il faudrait abandonner au profit du bon sens occidental. Nous savons où tout cela mène. Même si l’agriculture industrielle a permis de nourrir des populations croissantes à court terme, ce modèle s’est avéré peu durable sur le plan environnemental et, à long terme, néfaste pour la santé humaine, la justice économique et le climat.

Ce modèle a déjà été testé en Afrique. En 2006 a été créée l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) dans le but de diffuser des pratiques agricoles à haut rendement auprès de 30 millions d’agriculteurs. Cette puissante coalition, fortement soutenue par la Fondation Bill & Melinda Gates, s’est engagée à réduire de moitié l’insécurité alimentaire et à doubler la productivité des cultures d’ici 2020. Elle a déboursé 500 millions de dollars de subventions, avec une stratégie fermement soutenue par les gouvernements nationaux qui ont dépensé un milliard de dollars par an pour des programmes finançant l’achat de semences et d’engrais commerciaux.

Et pourtant, lorsque l’échéance fixée par l’AGRA est arrivée, l’organisation a refusé de partager ses données et discrètement supprimé ses objectifs de son site web, sans aucune explication. Les chercheurs qui ont tout de même essayé d’évaluer son impact ont découvert des résultats décevants. Selon un rapport du Global Development and Environment Institute de l’Université Tufts, les rendements des cultures vivrières n’ont augmenté que de 18 % en 12 ans dans les pays cibles de l’AGRA – contre 17 % au cours de la période précédente, avec une hausse de 30 % de la sous-alimentation. Des études réalisées par des groupes de la société civile africaine et allemande ont abouti à un constat similaire, concluant également que les programmes de l’AGRA avaient détourné l’utilisation des terres de cultures plus nutritives et plus résistantes au climat, portant ainsi atteinte à la souveraineté des agriculteurs.

Il ne faut certes pas enjoliver la situation telle qu’elle est en Afrique. Un cinquième de la population du continent est toujours sous-alimenté et les rendements agricoles sont largement inférieurs à ceux du reste du monde. Mais, malgré tout, on ne peut ignorer les conséquences réelles d’un modèle agricole occidental basé sur les combustibles fossiles sur la santé publique, les moyens de subsistance de la population et l’environnement.

Heureusement, nous avons une alternative : investir dans ce qui fonctionne déjà, ce que les agriculteurs africains préconisent eux-mêmes et que le GIEC estime nécessaire. Il n’existe pas de solution miracle, mais les approches agroécologiques permettent déjà de fournir des produits nourrissants et de stabiliser les économies locales en utilisant à la fois des technologies de pointe et des connaissances indigènes pour augmenter les rendements tout en nourrissant la terre. Les décideurs politiques d’Afrique et d’ailleurs doivent s’inspirer de groupes comme l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique – qui représente plus de 200 millions de petits producteurs alimentaires. Ces derniers ont compris depuis bien longtemps que la clé pour l’avenir consiste à exploiter le potentiel de l’agroécologie, et non à copier des modèles défaillants et destructeurs. Qu’en adoptant une perspective centrée sur la nature et le climat, c’est l’hémisphère Nord et non l’Afrique qui a pris du retard. Que la malbouffe est, au final, exactement ce qu’elle désigne.

L’article a été publié sur African Arguments.

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Credits image: UN Women/Ryan Brown

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