Entretien avec Gilles Luneau sur les fonds européens pour l’agriculture

24 Juil 2020

Gilles Luneau, ecrivain, journaliste et réalisateur français, travaille depuis des années sur les questions de mondialisation et d’agroalimentaire, ainsi que sur les relations entre l’homme et la nature et entre la ville et la campagne; il est l’auteur d’essais, d’enquêtes, de biographies et de documentaires pour la télévision française et pour Arte, la chaîne franco-allemande. Son dernier livre est Steak barbare. Hold-up végan sur l’assiette, une enquête sur la viande artificielle et les intérêts économiques derrière la propagande végane.

Gilles est un ami de longue date de Slow Food, il a toujours suivi son activité – en particulier en France – avec sympathie et disponibilité, participant à divers événements internationaux. Depuis sa maison en Bretagne, où il travaille sur les dernières étapes d’un documentaire qui raconte comment les petits producteurs et les consommateurs avertis en France ont réagi pendant le confinement et comment ils ont organisé des filières courtes efficaces, il a accepté de nous donner son point de vue sur les perspectives actuelles du système agroalimentaire, sur le changement qui doit avoir lieu après Covid, et que Slow Food veut promouvoir avec le Slow Food Resilience Fund.Gilles Luneau

Pensez-vous que le système agroalimentaire mondial peut changer grâce à la politique, par exemple au niveau européen avec la nouvelle politique agricole commune ? Quelle est l’importance de ce levier pour orienter les modes de production vers une réelle durabilité environnementale ?

Nous sommes en retard sur la PAC, car avant Covid, il a été jugé approprié de différer le vote, qui aurait autrement vu un parlement à la fin de son mandat s’exprimer sur une question aussi importante ; puis il y a eu la crise sanitaire et maintenant nous ne pouvons pas discuter de l’agriculture sans prendre en compte le lien entre les zoonoses et la déforestation, l’élevage industriel et la consommation de sols fertiles.

La santé, la biodiversité et le climat sont les trois éléments de la crise et la seule manière que nous connaissons aujourd’hui pour l’atténuer est l’agrobiologie, c’est-à-dire l’agriculture biologique dans la polyculture-élevage. Parce que nous avons besoin de haies, de bosquets, de fossés, de zones à utiliser, dans le cadre de l’écologisation prévue par la PAC, pour la non-culture. Nous avons besoin de prairies permanentes, de polyculture et d’élevage respectueux des animaux, des plantes, des hommes, nous avons besoin de tout cela.

Mais comment le faire ? D’après mon expérience et mes enquêtes, il y a de nombreuses communautés rurales prêtes à s’engager sur ce front, et il y a une forte tendance à retourner à la campagne, je l’ai vu aussi pendant le Covid : beaucoup ont quitté la ville pour la campagne, pour vivre la quarantaine plus près de la nature, et maintenant ils ne veulent plus y retourner, ils essaient d’organiser une vie différente. Ils ont entre 25 et 40 ans, sont déjà actifs dans la société et sensibles à l’environnement. Ils s’organisent, ce sont des communautés. Ils ont multiplié les tiers-lieux*, des espaces physiques dans lesquels une communauté partage librement des ressources, des compétences et des connaissances. Il y en a des dizaines, dans tous les départements, fréquentés par des jeunes qui veulent adopter un modèle de vie alternatif, par exemple dans la production de maraîchers. Nous avons ces communautés et puis nous avons ce que nous appelons des réseaux, ouverts, connectés avec le territoire.campi

Credits ©MarcoDelComune

Alors, comment rendre le lien entre le territoire et l’économie locale de plus en plus cohérent ?

Aujourd’hui, l’agriculture en Europe se fait sur un territoire, forcément, mais elle est conçue pour aller ailleurs, à l’étranger ou dans la ville voisine, et non pour nourrir le territoire lui-même. La pensée technologique verticale implique des entreprises qui collectent la production pour la distribuer en grande quantité ailleurs. La reterritorialisation signifie très concrètement que la valeur ajoutée de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement va au territoire et non plus aux conseils d’administration des grandes entreprises. Nous pouvons maintenant donner un cadre législatif à tout cela, avec des mesures favorisant l’investissement des entreprises dans la crise Covid : cet argent doit être canalisé, des conditions doivent être fixées en ce qui concerne le climat, la biodiversité et l’économie circulaire.

Nous sommes à un moment où les communautés peuvent entrer dans le débat politique, parce qu’elles ont les solutions, elles montrent depuis des années que c’est possible, que nous pouvons vivre d’une agriculture durable avec des prix à la consommation acceptables. Il ne sera pas possible de répondre au défi des zoonoses, du climat et de la biodiversité en laissant d’autres (agriculture industrielle, grande distribution) continuer à polluer la planète.

Ce serait le but de la stratégie Farm to Fork…

Mais la F2F est vague, c’est une liste de bonnes intentions et n’entre pas dans les détails car elle ne veut contrarier personne. La reforestation, la séquestration du carbone et la digitalisation sont les trois axes sur lesquels peuvent se produire des dérives technologiques, et nous devons faire très attention à ce que les ressources européennes ne soient pas détournés vers cela. Si nous voulons séquestrer le carbone, il y a une réponse simple : prairies permanentes, polyculture-élevage. L’agroforesterie est une autre excellente réponse, notamment en ce qui concerne la fertilité des sols. L’agriculture biologique est également une bonne chose, mais elle ne suffit pas s’il s’agit simplement d’un engagement à ne pas mettre d’engrais et de pesticides de synthèse ; l’approche agro-écologique concilie le cadre écologique avec les besoins de l’agriculture.

En tout cas, je le répète : la solution pour le CO2 est la polyculture-élevage. La prairie permanente est fondamentale, car elle permet d’y mettre des herbivores, évidemment avec un rapport animal-surface équilibré : l’herbe pousse, absorbe du carbone, puis elle est mangée, elle repousse, c’est un cycle permanent. La prairie est entourée de haies, qui favorisent la biodiversité, et elle aide à fixer l’eau.

donna con peperoncini
Credits ©MarcoDelComune

Mais nous en arrivons à la digitalisation : elle supprime l’emploi et agrandit les exploitations agricoles, elle représente comme un progrès le fait de mettre la bonne dose de poison au bon endroit. Ce n’est pas ce qui nous intéresse ! Quant à la reforestation, possibilité pour les pollueurs de compenser leurs émissions en plantant des arbres, elle permet aux entreprises de comptabiliser à nouveau leurs émissions et leur donne un alibi pour continuer à polluer. En bref, il y a rien là dessus dans la stratégie F2F, mais il y est question de la conditionnalité de l’aide.

Eh bien, nous exigeons que les subventions soient toutes payées pour des mesures en faveur du climat, de la biodiversité et de la santé ! Nous devons conditionner les aides au respect de l’environnement et de l’emploi, car jusqu’à présent, le système a récompensé les grandes entreprises qui reçoivent d’énormes sommes d’argent sans aucune obligation, même pas en termes de production ! Donc, cohérence politique avec les déclarations de principe : arrêter les aides découplées, s’il y a une mesure d’importance primordiale que nous devons exiger, c’est bien celle-ci. L’Europe a toujours accordé des aides conditionnelles ; eh bien, si nous voulons aider le climat, alors faisons la rotation des cultures avec des légumineuses, la replantation de haies pour fixer l’eau, bref, tout le programme que l’agronomie durable a très clairement établi. Ensuite, il faut fixer un plafond pour les aides (il est scandaleux qu’il y ait des gens qui prennent 1 million d’euros) et un seuil minimum pour les petites fermes ; et il faut soutenir l’emploi, en récompensant les entreprises en fonction des travailleurs embauchés : les grandes exploitations industrielles visent à supprimer du personnel, tandis que la promotion de l’emploi dans les campagnes crée un repeuplement du tissu social rural. Ce sont des propositions de bon sens qui peuvent être reprises par toutes les communautés, sur lesquelles la mobilisation peut être activée. En bref, si nous continuons comme si de rien n’était, 9 milliards seront gaspillés : après ce que nous avons vécu avec Covid, nous devons changer!produttrice legumi

Peut-on espérer que le changement est déjà en cours, qu’il vient de la base ?

En France, les circuits courts ont tenu. J’ai fait une enquête pour France 3 en Nouvelle Aquitaine, la plus grande région agricole de France, avec une énorme diversité de production sur ce qui s’est passé dans cette période. La nourriture n’a pas manqué, en ville comme à la campagne, personne n’a changé ses habitudes alimentaires, on a plutôt mangé et cuisiné un peu plus. Au début, il y a eu des tensions autour de la farine et des œufs, parce que les gens en achetaient trop par peur d’en être dépourvus… et puis tout de suite, ils se sont organisés, dans les rues, dans les quartiers, en se téléphonant, en échangeant des messages et en cherchant le fermier qui pouvait faire les livraisons ; il y avait des gens qui ramassaient des légumes, d’autres du poisson… et en fait dans certains endroits, il y a eu aussi une bataille politique pour laquelle les maires ont imposé la réouverture des marchés.

Ce qui a eu un impact négatif important a été la fermeture des restaurants et des cantines, ces derniers en France devant s’apprivoiser principalement local et biologique, de nombreux producteurs ont donc perdu leur canal de vente. Mais dans l’ensemble, les choses se sont bien passées. Là où les groupes d’achat opéraient pour 60 colis, pendant la quarantaine ils en faisaient 400/600… les circuits courts s d’approvisionnement se sont renforcés. C’est pourquoi je dis que nous avons aujourd’hui l’occasion politique d’exiger que cela continue et que cela soit maintenu.

Il y a quelque chose que j’ai écrit dans ma tribune sur Le Monde, que je dis pour la France mais qui est vrai pour l’Europe : il faut arrêter d’avoir un ministère de l’agriculture séparé, il faut un ministère de l’écologie au sein duquel rentre le ministère de l’agriculture… car aujourd’hui, quand le ministère de l’agriculture, qui est conditionné par les lobbies agro-industriels, dit non à une mesure qui voit plutôt le ministère de l’écologie en faveur, c’est le premier qui l’emporte. Au lieu de cela, c’est le contraire qui doit se produire. Et puis, les communautés doivent devenir des lieux de démocratie et de gouvernance territoriale. Les Chambres d’agriculture doivent être transformées en parlements de l’alimentation, de la nature et de l’agriculture, où les usages agricoles sont discutées, où toutes les demandes et intérêts liés à la nature sont représentés, y compris ceux des ramasseurs de champignons, des chasseurs, des cyclistes….coppia

Credits ©MarcoDelComune

Bref, une agriculture qui devient un exercice de démocratie ?

L’agriculture a créé notre civilisation, nous a rendus sédentaires, cohésifs, a créé des structures sociales. Il est normal de considérer l’agriculture comme la fondation de la démocratie. Nous avons une opportunité : la classe politique est aujourd’hui désorientée, entre la croissance de

l’extrême droite et l’Europe qui n’est capable de répondre aux attentes des citoyens. Nous pouvons interpeller les hommes politiques à partir de ce que nous faisons, de ce que nous avons construit, pour leur dire que nous avons la solution.

* Tiers-lieu est un terme traduit de The Third Place qui fait référence aux environnements sociaux qui viennent après la maison et le travail. C’est une thèse développée par Ray Oldenburg, professeur émérite de sociologie urbaine à l’université de Pensacola, Floride, dans son livre publié en 1989 : The Great Good Place.

Paola Nano

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