Carlo Petrini : homme de combat et de patience
10 Août 2016
Carlo Petrini évoque son combat contre la standardisation du goût, pour la diversité culinaire et la défense de la biodiversité, avec pour références de grands esprits français : Brillat-Savarin, Edgar Morin ou encore Pierre Rabhi.
4 QUESTIONS À CARLO PETRINI, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION SLOW FOOD
On parle beaucoup de cuisine ces temps-ci, et mal selon vous ; vous utilisez l’expression pornographie alimentaire, qu’entendez-vous par ces termes ?
Les médias cherchent à divertir sans faire réfléchir. La cuisine est partout, que ce soit à la télévision ou dans les magazines, mais il s’agit le plus souvent de démonstrations sans fond, sans réflexion, surtout pas de gastronomie.
Pour sortir de cette confusion, il faut revenir à l’idée maîtresse énoncée par Brillat-Savarin dans La physiologie du goût (1848) : la gastronomie c’est la « connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme, en tant qu’il se nourrit ». Il est donc question de chimie tout autant que de physique, de biologie, de génétique, d’agriculture bien sûr, mais aussi d’histoire, d’anthropologie, d’économie et de politique. La gastronomie est une science multidisciplinaire complexe. Hippocrate, déjà, avait senti qu’elle avait partie liée avec la santé : « Que ton aliment soit ta première médecine », a-t-il écrit. Lorsque je me présente comme « gastronome », je ne veux pas qu’on entende sybarite et mondain, mais toute la richesse et l’immensité des champs qui s’ouvrent avec ce mot.
En quoi la gastronomie est-elle devenue un enjeu politique ?
Lorsque l’on a créé le mouvement Slow Food en 1986, nous voulions construire un mouvement international pour la culture alimentaire. Aujourd’hui nous comptons des membres dans 160 pays, et notre influence n’est pas négligeable : lors de la prochaine réunion biennale de Terra Madre – Salone del Gusto à Turin, en septembre 2016, nous serons en mesure de faire des propositions aux gouvernements afin que la biodiversité soit reconnue comme une richesse culturelle à préserver. Nous donnons les moyens de la réflexion à 600 étudiants inscrits à l’Université des sciences gastronomiques que nous avons ouverte en Italie.
Il ne faut pas oublier que se nourrir est l’un des principaux soucis de l’homme. Cela en fait un levier d’intervention puissant en matière de politique, d’économie, de spiritualité et d’écologie. La gastronomie peut et doit être l’instrument d’un changement.
En quoi l’accélération des changements climatiques nous impose-t-elle de réagir et de s’organiser ?
Comme le dit Edgar Morin, nous devons changer de paradigme. Aujourd’hui tout repose sur quatre moteurs incontrôlés : science, technique, industrie, profit. Les dérives sont nombreuses et les résultats désastreux. Les savants progrès de l’alimentation animale ont mené à la crise de la vache folle, le nombre de paysans et d’artisans diminue dangereusement, nous avons perdu 65 % de la biodiversité au profit des espèces les plus productives, celles-là même qui mettent en péril la fertilité des sols, et ce tandis que le gaspillage est plus massif que jamais. Or la mondialisation de la production alimentaire est précisément responsable d’une part importante des émissions de gaz à effet de serre. Ce système est criminel ; il n’y a qu’à regarder la croissance exponentielle de la population, 9 milliards d’habitants présumés en 2050 : la fertilité des sols et la gestion des ressources sont un enjeu majeur. Aujourd’hui il ne faut plus être consommateur mais « co-producteur ». Les initiatives sont là pour développer les économies locales, via le réseau des AMAP en France, ou l’évolution des modes de production et de transport des aliments ; le pape François a même publié une encyclique sur l’écologie, que moi, pourtant profondément agnostique, j’ai accepté de préfacer. Il faut s’organiser et les choses avanceront : j’ai participé à la mise en place des premiers marchés de petits producteurs dans les grandes villes américaines, aujourd’hui il en existe plus de 4 000, il y a en a même un à Harlem. On trouve 10 000 micro-brasseries aux États-Unis, là où, il y a 20 ans, elles n’étaient que deux. Le changement est dans l’air.
Pourquoi l’agriculture doit-elle revenir au centre de nos vies ?
On entend partout, il faut manger bio. L’idéal serait bien sûr que ce soit bon, local et bio. Mais il faut donner du temps au temps. Il vaut mieux manger du local que l’on connaît que du bio qui vient de l’autre bout du monde ! Il faut se renseigner, faire connaissance avec le terrain, les acteurs. Rome ne s’est pas faite en un jour ; cette révolution là est « douce » et le maître mot est la patience. En premier lieu, c’est le rapport à la terre qui est à reconstruire : il faut réapprendre à l’aimer, agriculteurs et citoyens doivent renouer le dialogue.
(Article publiée sur Instants – Le magazine de Relais et Châteaux)
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